Intro Djessa Errahaoui - Raymond et Sylvain

INTERVIEW DE RAYMOND LEYRIS

 

Cette interview, un des rares entretiens que Raymond Leyris a accordé à la presse, est tiré de l'excellentissime ouvrage d' Abdelmadjid Merdaci "le Dictionnaire des Musiques Citadines de Constantine".
Elle a été réalisée par Chérif Attouche pour le journal "Liberté"

 

Ce que nous dit le musicien constantinois Raymond:
"Les mehals* disparaissent.....et avec eux la belle musique classique".

De tous les orchestres constantinois qui cultivent la musique classique arabe, le plus justement réputé, celui dont la virtuosité des exécutants, la rigueur et le goût dans le choix des thèmes, la fidélité aux exigences de l'art véritable ont fait rayonner la renommée à travers l'Algérie entière, est certainement l'ensemble du célèbre Raymond. Cet incomparable animateur fut l'élément déterminant du succès triomphal connu par la kermesse annuelle de notre Parti, et c'est à ce titre que nous nous sommes entretenus avec lui. Etrange interview s'il en fut que celle qui se déroule par une chaude matinée, dans le cadre verdoyant de la Pépinière, à quelques pas de la rivière. Il y avait là, autour de Raymond, son violoniste Sylvain et Nethen* le derboukiste, le sympathique et talentueux flûtiste Ben Kartoussa étant retenu par son travail. Nous entrons immédiatement dans le vif su sujet :

-"Liberté"*
, ainsi que vous avez dû vous en rendre compte, consacre une large place à la musique algérienne, à sa défense, à son extension. C'est pour vous entretenir des problèmes qu'elle pose actuellement que nous vous avons demandé quelques-uns de vos instants.... Ainsi, nous avons écrit dernièrement que le "malouf" régnait incontestablement à Constantine. Que pensez-vous d'une pareille affirmation?
 
Notre interlocuteur, soutenu par Sylvain, est catégorique :

- Nous avons lu l'article en question et sommes d'accord à ce sujet, le "malouf" régira encore longtemps le mouvement musical constantinois et gardera toujours la préférence des mélomanes, si nombreux, de notre ville.
 
Un camarade interroge :

- Dans quelle mesure considérez-vous la musique comme un trait d'union entre les divers éléments ethniques qui peuplent l'Algérie à l'entente desquels, nous communistes avons lutté et luttons plus et mieux que quiconque?
 
C'est au tour de Sylvain de répondre :

- Il n'y a pas, à mon sens, de meilleur lien que la musique. Une preuve, ajoute-t-il, c'est la composition même de notre ensemble : nous sommes ici, Israélites et Musulmans, confondus dans le même amour de l'art que nous servons.
 
- Quelques uns de nos confrères transposent les thèmes musicaux algériens aux moyens de notes ; cette méthode constitue-t-elle à vos yeux un progrès?
 
Raymond nous répond :

 - Comme moyen de conservation peut-être, mais du point de vue interprétation... Avec les procédés routiniers, courants chez tous nos musiciens, l'artiste est obligé de lutter avec la matière musicale, et ce duel lui permet de donner la mesure de son talent. Dans la cadre rigide de la notation, le jeu est peut-être plus juste, impeccable même techniquement, mais hélas monotone: il y a risque de dépersonnalisation de l'artiste. A la création se substitue un travail d'élève, correct mais terne.
L'éminent artiste est approuvé entièrement par sn violoniste.
 
- Puisque vous avez parlé de conservation, que pensez-vous de la création d'un conservatoire de la musique algérienne où l'on formerait des artistes qui contribueraient à sauvegarder le folklore musical du pays?
 
Mais notre interlocuteur est assez septique sur les résultats d'une pareille entreprise. Il nous expose :

- Jadis, les mélomanes, les jeunes, par la vocation, s'initiaient à l'art constantinois dans les "mehals" réunions d'artistes qui cultivaient la musique en dilettante. C'était, en somme, des petits conservatoires...Hélas, regrettait-il, les "mehals" disparaissent peu à peu... et avec eux l'amour de la belle musique classique.
 
Nous en profitons pour demander au maître les possibilités, le cadre même du système régissant l'Algérie, d'une renaissance musicale, avec l'aide d'une organisation combative comme la notre.

Raymond
est catégorique :

- Oui, une renaissance est possible, si les pouvoirs publics daignaient s'occuper d'un art qui constitue une des forces de l'"originalité" de notre pays, mais il faudrait avant tout assurer une aide aux musiciens, les libérer de tout souci matériel, qui entrave, chez la plupart, le développement et l'épanouissement artistiques.
Et il nous parle de son élève Sylvain qu'il forma au cours des quatre ans de travail acharné, qui fut obligé d'abandonner son violon pour gagner son pain. Puis il conclut :

- A mon avis, il ne faut pas que notre art soit entaché de professionnalisme mais qu'il demeure une activité désintéressée.
 
Mais une question nous vient aux lèvres :

- Quels sont, à vos yeux, les maîtres passés de la musique constantinoise?
 
- Nul, à mon avis, n'a égalé jusqu'ici le regretté Abdelkrim Bestandji, Omar Chaqbal et le flûtiste Ben Kartoussa, dont la renommée fut retentissante dans tous les pays où fleurit la musique andalouse.
 
- Et aujourd'hui ?
 
- Kara Baghli (Baba Abeïd) dont "Liberté" a parlé est certainement le meilleur instrumentiste et l'homme qui possède la plus grande culture musicale.
 
Nous nous adressons au derboukiste Netehn, ce vieillard dont les doigts, fragiles et tremblants, revivent et se raffermissent au contact de l'instrument dont il tire des rythmes à vous couper le souffle.

- Depuis combien de temps Monsieur Nethen, pratiquez-vous la derbouka ?
 
- Trente huit ans. J'ai débuté sous la direction de mon vénérable maître Si Abdelkader Bestandji... J'ai connu à peu près toutes les célébrités constantinoises, en particulier l'illustre Ben Kartoussa, l'oncle même du flûtiste de notre groupe.
 
Puis, avec une note de regret, il évoque pour nous les temps héroïques, où le rythme constantinois atteignit son apogée et envoûta tous les musiciens algériens.

- Chaque dimanche, nous venions ici même, accompagnés de nos femmes splendidement habillées... Nous mangions au bord de l'eau et toute la journée, les rivages retentissaient de "malouf" ou de "gharams". Le soir, un joyeux cortège de calèches roulait à vive allure, dans le tintement des clochettes des attelages et les modulations multiples des "préludes..."
 
                                                     

 Entretien réalisé par Chérif Attouche. Liberté, 1947.
 
* Mehals : Pluriel de M'hal.  Littéralement, local commercial ou artisanal ( chambre de foundouq ).
Subsidiairement, lieu de rencontre et d'exercice pour les musiciens et les mélomanes. Espace de référence de la pratique musicale constantinoise. Raymond Leyris les qualifiait de "petits conservatoires".
 
* Liberté : Hebdomadaire de langue française. Organe central du Parti communiste, Liberté a consacré plusieurs articles à la musique, en particulier aux musiques constantinoises.
 
* Nethen : Prononciation en arabe de Nathan Bentari.

 

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13.05.2012 20:09